Babel, Chapitre 1, Les prémices
- Martin Perrin
- 6 déc. 2024
- 7 min de lecture
Dernière mise à jour : 18 nov.
Extrait
Le crissement des roues retentit dans tout El Cerrito. Son écho alla se perdre dans la bouche d’égout qui faisait l’angle, sans réveiller personne. Le couple de bruants, niché dans le pin voisin, était resté de marbre. Les panneaux, les buissons, les fleurs… Tout était figé, couvert de poussière noire. On n’aurait su distinguer la Baie de Pompéi. Sans âme qui vive pour prêter attention à ce triste spectacle.
Sasha ouvrit les yeux. Gaël lui sourit. Kate et Martin étaient déjà rentrés. Il ne restait qu’une guitare muette dans le coffre.
Ils ont l’air sympa… Je ne les imaginais pas comme ça. C’est à elle que tu apprends le ukulélé ? Elle a une belle voix, mais un ton un peu monotone. Pas la meilleure des berceuses si tu vois ce que je veux dire, s’esclaffa-t-elle en clignant des yeux. Ça aurait quand même fait l’affaire, s’il n’avait pas pilé à chaque feu rouge.
Promis, ton lit est bien garé. Il ne bougera pas d’un pouce avant que tu aies fait le plein de repos. Et si ça ne suffit pas, je peux te raconter mon dernier essay sur la variation à travers les langues de la notion de degré et ses implications sémantiques. C’est meilleur qu’un somnifère. Ça ne coûte rien et ça ne laisse aucune trace.
Wow ! Rien que ça… dit-elle en baillant. Mais non merci. Ça ira. Je m’en veux déjà assez d’avoir fermé les yeux sur la route. J’ai raté le Golden Gate ! En plus d’enfoncer le stéréotype de la française méprisante. Et de toute façon, je n’ai plus sommeil. J’ai faim. Il est bientôt midi en France. Tu te rends compte !
C’est le monde à l’envers, dit Gaël en riant.
Devinait-elle l’envers du décors ? Avait-elle relevé la tension, palpable dans la voiture, l'électricité dans l’air ? Elle n’en montrait rien. Il fit comme si de rien était. Il ne bougeait pas. Il la regardait.
Elle s’étira. Elle avait la grâce enfantine des touts petits. Ses yeux écarquillés dévisageaient les alentours. Tout était nouveau pour elle. Son corps frêle, minuscule, assis à l’arrière de cet énorme SUV, dans cette allée spacieuse, aux confins de cette ville gigantesque, c’était ça le rêve américain ? Tout était allé trop vite. Elle n’avait pas réalisé. Elle avait appris l’anglais. Elle le chantait couramment. Elle aimait ses sonorités, le rythme de cette langue syncopée, sa tonicité. C’est exactement ce dont elle avait besoin en ce moment. Mais ça n’avait aucun sens. Elle n’avait pas idée de ce que pouvait signifier ce beau charabia. Tant pis.
Il voulu suspendre cet instant, l’ancrer, l’enraciner. Elle soupira longuement et se retourna. Il ne l’avait pas quitté des yeux.
Quoi ?
Rien, s’excusa Gaël. C’est juste que je n’ai pas anticipé. Le frigo est vide. Enfin… Je veux dire… J’ai liquidé tous mes restes. Et je crois qu’il vaut mieux que tu ne voies pas les réserves des autres. C’est une vraie boucherie. Kate a fait de la goulash ce midi. Ça embaumait dans toute la maison. J’espère que ça ne se sent plus…
Pas grave. Tu penses qu’ils nous attendent ?
Je ne crois pas. Ils ont bien autre chose à penser en ce moment.
Dans ce cas… On pourrait partir en excursion, dit-elle, une lueur de malice dans les yeux. Traquer ces fameux impossible burgers. La légende raconte qu’ici, les fast-food abritent les affamés à toute heure du jour, ou de la nuit.
Le fameux mythe de l’américain somnambule, qui part manger ses frites à 2h du matin ? J’en ai entendu parler oui, répondit-il. Malheureusement, ça ne tient pas debout. Ça existe au centre-ville, mais pas ici. Je suis vraiment désolé ! Si j’avais su, j’aurais commandé quelque chose pendant que je t’attendais.
Tu ne pouvais pas savoir ! Personne n’avait prévu un temps pareil ! Quand j’ai décollé de Seattle, je me disais qu’au moins, la pluie aiderait peut-être à calmer les incendies. Mais c’était du vent. Des turbulences. Rien que ça. Pour un premier vol, c’est réussi. Maintenant, je suis vaccinée. Le pilote peut faire des loopings au retour. Je n’ai plus peur de rien.
Peur de rien, pensa Gaël… Inconscients. C’était le mot. Rien. Pas une alerte ne les avait fait reculer. Ils avaient prévu ce voyage depuis si longtemps. Alors, quand tout avait pris feu, ils avaient relativisé. Ils trouveraient bien une solution, une alternative. Des cendres du Pacific Crest Trail naîtrait forcément un autre projet. Le PCT n’était qu’un rêve parmi d’autres. Cette randonnée n’était qu’un prétexte. Du temps qu’ils étaient ensemble, ils sauraient improviser. Et puis il y avait eu cette tempête sur la Baie, qui avait tout retardé. Ils avaient pris leur mal en patience. Après tout, les retrouvailles ne pourraient être que plus belles. Et maintenant qu’elle était là, le tumulte s'immisçait dans la maison. Les messages, les tensions, les silences… Gaël n’avait rien vu passer. Il avait été trop absorbé par l’arrivée imminente de Sasha. Si elle savait comme sa présence le comblait… Tout le reste aurait pu disparaître, partir en fumée. Si seulement il n’avait pas eu peur du vide. Il meublait l'espace de non-dits, qui les séparaient de la réalité. Il ne voulait pas lui dire. Il ne voulait pas qu’elle voit ça. Il ne voulait pas qu’elle les entende. Alors que faire ? Tromper sa faim pour faire diversion ? Croyait-il vraiment pouvoir rester toute la nuit sur le seuil de la maison ?
À quoi tu penses ? Tu es avec moi ?
Hum… Oui. Je réfléchi. On peut toujours commander, mais ça va prendre du temps…
Je devrais pouvoir m’en accommoder. Ne t’inquiètes pas, le rassura-t-elle. Mais tu es sûr ? Ça va te coûter un bras. À moins que…
Quoi ?
Le regard de Sasha s’était allumé en un éclair. L’éclair de génie. Gaël connaissait bien l’expression, ce sourire qui semblait dire : “Ça y est ! J’ai trouvé !”. Il ne s’en lasserait jamais. C’était toujours imprévisible. Elle avait l’art de trouver le moment le plus inattendu pour le surprendre. Il se souvenait. C’était un de leurs premiers rendez-vous. Ils sortaient d’un film sans histoire. Alors qu’ils marchaient le long du trottoir, que Gaël décortiquait ce scénario sans intérêt, elle s’était arrêtée brusquement. Du haut de ses un mètre quatre-vingt, il avait pris peur. Peur de cet arrêt sur image. Ses analyses l’ennuyaient-elle ? L’avait-il choquée ? Il avait fait quelques pas vers elle. Et, pour la première fois, il l’avait vu, ce visage qui s’illumine soudain. Elle lui avait demandé de quoi écrire. Elle voulait se souvenir des mots exacts que Gaël avait prononcés.
Sasha était psychologue depuis deux ans. Au cours de ses études, elle avait pris conscience du poids des mots, de leur pouvoir. Il y avait les mots qui enfoncent, ceux qui libèrent, les mots qui nous ouvrent et ceux que l’on perd. Panser les maux des désorientés, c’était sa vocation. Elle plongeait à corps perdu dans les méandres de l’esprit humain. Elle y rejoignait les naufragés au pied du mur. Dans ses silences, elle portait toute son attention sur leurs zones d’ombre. Elle les reflétait, cheminait avec elles, avec eux. L’issue n’était jamais évidente. C’était une question d’heures, de semaines, de mois, d’années parfois... Elle laissait le temps faire son œuvre, travailler leurs pensées, révéler leur sens. Et un jour, sans que l’on sache prédire pourquoi, tout s'éclairait. Sasha vivait pour ces instants où tout devenait limpide. Ces mots pleins de lucidité, qui ouvraient l’horizon des possibles, c'était ses épiphanies, sa raison d’être.
Ton frigo est vide et ça tombe bien. Je suis sûre que les poubelles du premier supermarché venu sont pleines à craquer. Il n’y a qu’à plonger pour trouver notre bonheur. C’est ça le dumpster diving, ajouta-t-elle, très fière.
Tu viens d’arriver dans une des plus belles villes du monde, et la première chose que tu veux voir, c’est ses déchets ? demanda Gaël, incrédule.
Pas ses déchets, ses invendus, les tristes mets qui n’attendent qu’à être repêchés! Si tu savais la quantité de produits comestibles qui sont jetés sans état d’âme. J’ai lu ça dans La bible du grand voyageur. C’est une source d’alimentation comme une autre, et en plus, ça empêche le gâchis.
Je n’ai rien contre. C’est même une super idée pour le voyage. Mais là, tout de suite, je ne sais pas. J’ai des amis qui ont essayé dans leur quartier. Tout était barricadé. Il fallait escalader une grille et parfois crocheter un cadenas. Ça me fait juste peur.
Ne t’inquiète pas. On est deux. Moi non plus ça ne me rassure pas, avoua-t-elle. Mais la faim justifie les moyens. Tu me feras la courte. Et on doit bien pouvoir trouver de quoi ouvrir un verrou dans votre grande maison. J’ai envie de marcher… Et de te faire marcher. Tu m’as bien fait traverser un océan, ajouta-t-elle moqueuse. Ce sera notre première balade ici, juste de quoi s’aérer l’esprit.
Il la voyait venir. En temps normal, il aurait cédé volontiers à ce désir. Marcher ensemble, sillonner la ville pour refaire le monde. Leur mémoire était parcourue de réminiscences de ces virées noctambules. C’est dans ces nuits sans lendemains que leur vision, partant de rien, finissait par tout embrasser. Une fois, à Lyon, au retour d’une soirée d’ivresse et de danse, ils avaient erré le long de la Saône. Le cours de leur conversation les avait menés dans des recoins qu’ils n’avaient jamais explorés. Au petit matin, arrivés à l’embouchure, ils se tenaient la main. Ils s’étaient assis sur le quai. Sasha avait senti le cœur de Gaël battre contre sa paume. Cet ours à lunettes, avec son appétit d’ogre et sa voix caverneuse, lui avait soudain semblé si fragile. Il paraissait si délicat, comme une fleur sur le point de s’ouvrir. Elle avait lâché son étreinte, pris son courage à deux mains, et elle lui avait dit. Elle l’aimait. L’aube s’était dessinée par-dessus les toits. Dans ses reflets irisés, elle l’avait embrassé pour la première fois.
Fallait-il revisiter ce classique pour renouer? Écumer les pavés en quête de nourriture, était-ce l’ingrédient, l’épice, le sel, qui leur redonnerait le goût de la relation? Elle ne savait pas. Pour la première fois depuis six mois, Gaël était à sa portée. Elle aurait voulu l’étreindre. Mais il était distant. Il l’aurait laissé faire, lui aurait ouvert ses bras, sans réfléchir. Elle voulait qu’il en ait l’intention, que pour une fois, il fasse le premier pas. Elle n’attendait que ça. Une heure à peine s’était écoulée depuis leurs retrouvailles. Elle avait fait tout ce chemin pour le rejoindre, mais il n’était pas au rendez-vous. Il ne semblait pas prendre la mesure de ses tourments. Elle n’en montrait rien. Elle ne savait plus comment lui dire. Même quand il mettait le doigt sur sa souffrance, il gardait à ses yeux des airs d’indifférence. C’était insupportable. Il ne comprenait pas qu’elle brûlait de cet amour impossible, qu’elle était prête à en crever. Alors oui, dans les profondeurs de cette nuit, elle aurait voulu entrevoir les contours d’un nouveau départ.
[...]



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